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Conférence "Imposition individuelle et emploi" - plusieurs experts européens se sont penchés sur l’impact de l’individualisation fiscale sur l’emploi des femmes

Le 29 octobre 2015, lors de la conférence intitulée "Imposition individuelle et emploi" organisée à Luxembourg par la Présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE, plusieurs experts européens en matière de fiscalité et de politique sociale ont dressé un état des lieux actualisé de l’imposition individuelle et du degré d’individualisation dans les États membres. Ils ont en outre étudié le lien entre le degré d’individualisation et ses répercussions sur l’emploi des femmes. Enfin, ils se sont penchés sur les caractéristiques des phases de transition afin de déterminer les facteurs créant un environnement fiscal favorable à l’égalité entre les femmes et les hommes.

La question de "la neutralité entre les sexes" dans les régimes fiscaux n’est pas nouvelle

Salla Saastamoinen, directrice en charge de l’égalité au sein de la DG Justice et consommateurs de la Commission européenne, a expliqué que la question de "la neutralité entre les sexes" dans les régimes fiscaux n’était pas nouvelle. Dès 1985, la Commission avait publié un rapport pour persuader les Etats de passer à un système de taxation individualisé.  Elle avait plaidé pour un système de taxation totalement indépendant en vue d’atteindre l'égalité de traitement entre hommes et femmes, ou du moins, de permettre une évaluation séparée en tant qu’option. Plusieurs Etats avaient suivi cet appel, notamment les Pays-Bas et le Royaume-Uni, et avaient réformé leur système fiscal pour éliminer "la discrimination de genre explicite".

"Aujourd'hui, le changement principal, c’est l’augmentation du nombre de femmes qui constituent le seul ou le principal gagne-pain dans le couple", a-t-elle indiqué. Elle a toutefois précisé que les chiffres demeurent inégalitaires (dans la plupart des ménages, les femmes ont un revenu secondaire) et qu’ils varient fortement entre Etats membres : dans certains Etats, les femmes constituent le seul ou le principal gagne-pain dans plus de 25 % des couples, tandis que dans d’autres pays, ce chiffre s’élève à 10 %.

Ce qui selon elle n’a pas changé, c’est le fait que dans un couple, le travail des personnes dont le revenu est inférieur est pénalisé par l’interaction des systèmes fiscaux et des prestations sociales, comparé à une situation où ces personnes seraient seules ou constitueraient le principal gagne-pain.

"La Commission soutient la poursuite de l'indépendance économique des femmes et des hommes via la participation au marché du travail, et a fixé un objectif de taux d'emploi de 75 % pour 2020, ce qui nécessite une augmentation de l'emploi des femmes, étant donné que le taux d'emploi des hommes s’élève déjà à 75 %", a signalé l’oratrice. A ses yeux, l’augmentation du taux d’emploi des femmes permettrait notamment de réduire le risque de pauvreté, en particulier chez les enfants.

Salla Saastamoinen a ensuite expliqué que l'impact de la transition vers l'imposition individuelle peut être compensé par des indemnités et des avantages qui, dans la tentative de favoriser la répartition des revenus au sein des ménages, pourraient néanmoins réintroduire néanmoins une tendance (« a bias » dans le texte) qui favoriserait la division traditionnelle du travail au sein des couples.

Enfin, elle s’est penchée sur le risque de pauvreté des femmes de plus de 65 ans. Celui-ci est selon elle plus élevé en raison des parcours professionnels inégaux entre hommes et femmes et de l’interaction de ces parcours avec le fonctionnement des systèmes de retraite.

Les modèles de Welfare State dans la perspective d’une individualisation de l’impôt

IMG_0116Nicole Kerschen, chercheur honoraire au CNRS, a pour sa part expliqué que les systèmes d’imposition vont de pair avec les types de Welfare State (Etat-providence).

L’Etat-providence basé sur "le travailleur et sa famille" (appliqué en France), conformément au "modèle des assurances sociales de Bismarck", constitue un "modèle de division sexuée des rôles homme/femme" au sein duquel les rôles sont "spécialisés" et "complémentaires", a-t-elle expliqué. L’homme est "producteur et gagne-pain subvenant aux besoins de la famille", tandis que la femme est "reproductrice, éducatrice" et confinée aux "tâches domestiques". Ce modèle favorise selon elle la dépendance économique des femmes et leur "cantonnement dans la sphère privée".

Pour l’oratrice, ce modèle a fait preuve d’une grande capacité d’adaptation en permettant notamment l’intégration des chômeurs, des stagiaires, des couples non mariés et des homosexuels dans le système social. A ses yeux, il est néanmoins critiquable, car il est fondé sur l’inégalité entre hommes et femmes et comprend "une certaine injustice sociale en matière de pensions". En outre, "il favorise, à travers les droits dérivés, l’emploi non déclaré", a-t-elle expliqué.

Dans le modèle d’Etat-providence axé sur l’individu-citoyen (appliqué au Danemark), basé sur les travaux de Beveridge et T.H. Marshall, les droits sociaux sont déconnectés de toute "institution", y compris le mariage. Des droits sociaux universels sont reconnus aux individus en tant que citoyens sous forme de prestations uniformes. L’Etat promeut l’indépendance économique de tous les individus "à travers des politiques d’accès de tous au marché du travail et de flexicurité". Il s’engage en faveur des mesures de conciliation entre vie professionnelle, vie privée et vie familiale, et soutient le droit des enfants et l’égalité des chances.

Aux yeux de Nicole Kerschen, ce modèle favorise l’émancipation des individus, et donc l’égalité entre hommes et femmes. Il conçoit néanmoins comme contrepartie aux droits sociaux la participation de l’individu à la production de richesses et au paiement de l’impôt. "La citoyenneté européenne en termes de droits et de devoirs, tel que définie dans l’article 20 du TFUE, prend appui sur ce modèle", a-t-elle par ailleurs indiqué.

En conclusion, Nicole Kerschen a expliqué que "le modèle familialiste souffre aujourd'hui d’un décalage par rapport aux évolutions de la société". A ses yeux, "il semble assez évident qu’il faudrait changer de modèle de société et passer au modèle de la citoyenneté sociale".

Taxation des revenus et emploi des femmes en Europe - Pour Danièle Meulders, individualiser la fiscalité et les dépenses sociales est une nécessité

Danièle Meulders, professeure en Economie à l’Université libre de Bruxelles, a pour sa part expliqué que les systèmes d’imposition reflètent "la façon dont la société perçoit l’égalité entre hommes et femmes". Dans les systèmes d’imposition familiaux, cette  conception est selon elle inégalitaire. Elle s’appuie sur des discriminations qui ne sont plus explicites, mais implicites, qu’elle nomme "biais de genre implicites".

La conférencière a relevé deux biais de genre implicites.

  • Les femmes sont souvent les secondes apporteuses de revenus ("Secondary earner bias"). Dans les systèmes d’imposition basés sur le ménage, leur revenu est taxé au taux marginal qui frappe le revenu du premier apporteur de revenu. Ainsi, les femmes sont majoritairement concernées par la non-individualisation des systèmes fiscaux.
  • Les avantages fiscaux accordés pour un conjoint qui ne travaille pas sont souvent perdus lorsque le conjoint inactif entre sur le marché du travail ("Unpaid work bias")

"Ces deux biais sont des pièges à l’emploi qui frappent principalement les femmes majoritaires parmi les seconds apporteurs de revenus", a-t-elle souligné.

Dans les pays où l’unité de taxation est l’individu, des biais de genre se retrouvent aux autres étapes de calcul de l’impôt, a-t-elle expliqué, citant l’exemple de l’avantage fiscal qui est octroyé au contribuable dont le conjoint ne travaille pas ou n’a que des revenus très faibles. Ces avantages fiscaux profitent selon elle principalement aux hommes et constituent souvent des dépenses fiscales substantielles. "Ils constituent des pièges à l’emploi qui concernent essentiellement les femmes qui vivent en couple, puisque toute augmentation de leur revenu professionnel risque d’entraîner la perte de l’avantage fiscal", a-t-elle affirmé.

IMG_0123Danièle Meulders a ensuite dressé un tableau comparatif entre Etats membres de l’UE reprenant l’unité de taxation et les avantages pour les couples à un seul revenu. 19 Etats ont l’individu comme unité de taxation, 5 pays se basent sur le ménage (l’Allemagne, le Luxembourg, l’Irlande, la France, le Portugal) et 4 pays laissent le choix aux contribuables (Estonie, Pologne, Espagne, Malte). "La taxation individualisée constitue donc le modèle dominant dans l’UE", a signalé la conférencière.

Elle a toutefois précisé que l’individualisation n’est pas parfaite dans les 19 pays où l’unité de taxation est l’individu. 10 pays accordent des avantages fiscaux aux couples à un seul revenu. 6 pays ont un système de transférabilité des abattements entres les partenaires, élément susceptible de réduire l’impôt du conjoint qui a les revenus les plus élevés lorsque son partenaire n’a pas de revenu ou n’a qu’un revenu faible. Enfin, dans 3 pays, les époux remplissent une déclaration commune. Les régimes fiscaux où l’individu est l’unité de taxation peuvent ainsi être "impurs", a-t-elle signalé.

Danièle Meulders s’est ensuite penchée plus particulièrement sur l’emploi des femmes en Europe. A ses yeux, "les ségrégations verticales et horizontales perdurent" : les femmes sont toujours concentrées dans des secteurs et professions limitées et sont toujours minoritaires dans les postes de direction. En outre, elle estime que de nouvelles formes de discriminations ont vu le jour. "Le développement du travail à temps partiel, des interruptions de carrière, des horaires flexibles, du travail temporaire ont freiné la progression de l’égalité dans l’emploi en reconstruisant de nouveaux ghettos vers lesquels l’offre de travail des femmes a été canalisée", a-t-elle signalé.

En 2013, dans l’UE, 30,5 % des femmes travaillaient à temps partiel contre 7,5 % des hommes. Le temps partiel féminin varie de 2,5 % en Bulgarie à 73,1 % aux Pays-Bas. La conférencière a expliqué que le travail à temps partiel est l'un des facteurs qui augmente la probabilité de se retrouver parmi les pauvres dans les différents pays européens. "La surreprésentation des femmes dans cette forme d’emploi est l'un des facteurs qui explique les écarts de salaires entre les femmes et les hommes", a-t-elle indiqué.

Pour la conférencière, le niveau d’éducation et la parenté influencent fortement les taux d’activité et d’emploi des femmes. Le niveau d’éducation exerce un effet déterminant sur l’emploi des femmes dans tous les pays de l’UE : en moyenne en 2014, le taux d’emploi des femmes qui ont un niveau d’éducation primaire est de  42,6 %, de 64,2 % pour le niveau d’éducation secondaire et de 78,9 % pour un niveau d’éducation tertiaire. La maternité a des effets négatifs sur la carrière professionnelle des mères, car elle les conduit souvent à interrompre leur carrière ou à réduire leur temps de travail, a-t-elle encore indiqué.

Selon les données présentées par la conférencière, les changements en matière de fiscalité affecteront notamment les femmes qui vivent en couple, et d’une manière générale, les groupes dont les taux d’emploi sont les plus faibles : les groupes les plus jeunes et les plus âgés, les personnes peu éduquées, les mères de familles et les travailleuses à temps partiel.

Les effets désincitatifs que l’impôt sur les revenus des personnes physiques exerce sur le travail des femmes sont selon elle dus à la non-individualisation de l’impôt, aux avantages accordés aux couples mono-actifs, au poids de la fiscalité et à la progressivité des barèmes.

Dans ce contexte, Danièle Meulders estime qu’il serait souhaitable que les recommandations du Conseil concernant les programmes nationaux de réforme et les programmes de stabilité 2015 et la fiscalité abordent les effets pervers de la fiscalité sur l’emploi des femmes. "Individualiser la fiscalité et les dépenses sociales est une nécessité si on veut arrêter de favoriser l’inactivité totale ou partielle des femmes et de les maintenir dans des statuts d’activité secondaires qui sont la base des inégalités de genre", a-t-elle conclu.

Le travail des femmes et le système d’imposition en Autriche et en Suède

Edeltraud Lachmayer, chef du département de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés au ministère des Finances autrichien, a ensuite fait un exposé sur le travail des femmes et le système d’imposition autrichien.

La conférencière a commencé par rappeler que le système d’imposition individuelle a été pleinement introduit en Autriche en 1975, avec une première phase dès 1972. Elle a évoqué les raisons qui ont conduit à ce changement de paradigme : la mise en place d’un  gouvernement social-démocrate dès 1970 ou encore la taxation très élevée des revenus des couples mariés, tout en soulignant que l’emploi des femmes n’était pas à l’origine de ce changement de système.

L’emploi des femmes était particulièrement bas au début des années 1970, et il a augmenté au cours de la décennie et dans les années 80. Mais cela était bien plus une tendance dans toute l’Europe qu’un effet du changement de système d’imposition, a-t-elle précisé.

Les raisons qui expliquent les effets différés du système d’imposition individuelle sur l’emploi des femmes peuvent être le manque de structures de garde d’enfants à cette époque en Autriche, le fait que les Autrichiens ont toujours été "sceptiques" quant à ce type de garde ou encore le recours moindre au travail à temps partiel. Il a donc fallu attendre un changement des mentalités ainsi que la mise en place de davantage de structures de garde d’enfants pour que les effets se fassent vraiment ressentir, a-t-elle précisé.

Aujourd’hui, plus de deux tiers des femmes travaillent en Autriche (66,9 %), a indiqué Edeltraud Lachmayer, et l’Autriche se positionne, après les Pays-Bas, à la seconde place des pays où le temps partiel est le plus haut. Mais, a précisé la conférencière, dans les sept pays européens qui ont le plus haut taux de travail féminin, six ont aussi le plus haut taux de travail à temps partiel.

Ainsi, le taux d’emploi des femmes en Autriche est particulièrement haut comparé à d’autres Etats membres mais quand les femmes ont des enfants, elles exercent souvent des emplois "atypiques", alors que les hommes continuent à avoir un emploi à plein temps et à faire des heures supplémentaires. 

En conclusion, Edeltraud Lachmayer a indiqué que si la taxation individuelle joue indéniablement un rôle dans la promotion du travail des femmes, elle n’est à elle seule pas suffisante. Il faut que l’environnement sociétal et les mentalités changent également, et que les systèmes de garde d’enfants pratiquent des prix raisonnables.

Åsa Gunnarsson, professeure de Droit à l’université d’Umeå en Suède, a ensuite détaillé la situation du travail des femmes au regard du système d’imposition en Suède.

La conférencière a commencé par rappeler que le système d’imposition individuelle avait était introduit en Suède en 1971 mais que cela avait davantage été lié à au manque de main d’œuvre et à la fertilité trop basse à cette époque. Les autorités avaient alors réfléchi à la manière dont le système d’imposition pourrait promouvoir la vie de famille et encourager à faire plus d’enfants.

C’est le débat politique à l’époque qui a en grande partie permis ce changement de système, a-t-elle encore indiqué, avec notamment le mouvement des femmes, l’urgence d’encourager les femmes mariées à travailler ou encore les préoccupations croissantes des députées quant aux familles pauvres avec des enfants en bas âge.

La conférencière est ensuite revenue sur les impacts de l’introduction de l’imposition individuelle, indiquant qu’il s’agissait à l’époque de la réforme en matière d’impôt sur le revenu la plus chère qui n’avait jamais été réalisée, et qu’elle avait pu être financée grâce à une augmentation de la TVA.

Cette réforme, "progressiste pour l’époque", a également permis à de nombreuses mères d’enfants en bas âge d’aller travailler, a-t-elle dit.

En conclusion, Åsa Gunnarsson a indiqué que cette réforme est importante pour la durabilité de l’égalité des genres et qu’il est aussi important de prendre en considération la situation des familles pauvres. Ce débat commence d’ailleurs à se faire jour en Allemagne, a-t-elle dit. 

  • Mis à jour le 29-10-2015