Justice et Affaires intérieures
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Conférence de haut niveau sur "la réponse de la justice pénale à la radicalisation" – La discussion entre ministres a révélé l’ampleur des questions soulevées par les nouvelles formes de radicalisation et de terrorisme

La conférence de haut niveau sur "la réponse de la justice pénale à la radicalisation", organisée conjointement par la Commission européenne et la Présidence du Conseil de l’UE, qui s’est tenue le 19 octobre 2015 à Bruxelles, a vu un échange de vues entre responsables politiques, professionnels et experts sur des interventions effectives, la gestion et les pratiques de détermination de la peine afin d’éviter la diffusion des idées radicalisées, à l’intérieur et à l’extérieur des prisons de l’UE, qui pourraient mener à des actes de terrorisme. Un des événements publics de cette conférence a été une discussion entre dix-huit ministres européens sur leurs pratiques nationales et leurs attentes vis-à-vis et au sein de l’Union européenne. Le débat a révélé l’ampleur des questions soulevées.

"Les foyers de radicalisation sont largement situés en dehors de la prison"

Christiane Taubira, la ministre française de la Justice, a jugé que c’était une bonne chose que la discussion puisse aussi avoir lieu entre ministres de la Justice. La radicalisation a d’abord été un objet débattu par les ministres de l’Intérieur, concernés par le volet de la répression. "Mais la justice contribue aussi à la réponse sécuritaire" et peut "apporter à terme des réponses à même de réduire la menace terroriste, a-t-elle souligné, et ce "selon les moyens que nous y mettons". Christiane Taubira a parlé d’un "phénomène relativement nouveau" qui met au défi les procédures et les normes législatives, car il faut veiller à consolider le socle démocratique des libertés publiques "pour ne pas faire des cadeaux indus à ceux qui se cachent derrière leur religiosité"."La réponse de la justice pénale à la radicalisation"

"Plus nous comprenons ce phénomène nouveau, plus nous serons efficaces", estime la ministre française qui a fait la distinction entre les terrorismes nationalistes, séparatistes, anarchistes ou religieux d’avant et le nouveau terrorisme. Ce dernier mène des opérations dans les Etats de l’UE, sur d’autres territoires ou à partir de ces territoires, il contrôle ou dispose de territoires, de richesses naturelles, de ressources financières, de moyens logistiques et militaires. Sa stratégie passe par une mise en œuvre tentaculaire, sa finalité est la dévastation, de sorte qu’il s’agit d’un affrontement frontal entre sa conception de l’organisation de territoires et la conception démocratique de l’UE. Le mode opératoire est varié, avec un nombre sans précédent l’attentats-suicide et l’intégration dans ces actes de la mort de leurs auteurs. Ce qui est aussi nouveau, depuis les grands attentats du terrorisme d’extrême droite, comme à Utoya en Norvège, c’est le fait que des attentats sont perpétrés par des "loups solitaires". Ou comme le dira plus tard son collègue britannique Andrew Selous, ce sont de petits groupes plus chaotiques qui mènent des attaques ne demandant que peu de préparation et qui ne s’en prennent plus aux grandes infrastructures.

Tout cela exige une réaffectation des ressources humaines, un réexamen des procédures et un renforcement des juridictions spécialisées dans le crime organisé, avec lequel il y a des intersections.  Du côté des autorités, il faut une bonne coopération dans l’UE, notamment en ce qui concerne la circulation d’informations pertinentes comme celles sur les antécédents judiciaires.

Christiane Taubira a livré quelques chiffres sur le travail des autorités françaises : 3 000 personnes suivies, 1800 identifiées comme faisant partie de réseaux, 500 sur zone, c’est-à-dire au Moyen Orient, notamment en Syrie, 133 Français y ayant déjà trouvé la mort, dont 9 dans des attentats-suicide. Il y a eu 3 000 signalements par des familles inquiètes de la radicalisation de leurs enfants auprès d’un centre de prévention. 200 procédures judiciaires sont en cours, avec 35 % des personnes en détention provisoire et 35 % sous contrôle judiciaire. Le personnel du renseignement pénitentiaire a été triplé en trois ans, avec 180 officiers spécialisés opérant dans l’anonymat en 2016. Une section pluridisciplinaire a été créée pour comprendre le phénomène. Une cellule informatique fait la veille dans le secteur pénitentiaire, doté de traducteurs arabophones pour une meilleure capacité de réaction. Des logiciels qui permettent un contrôle en temps réel, des  brouilleurs de téléphone sont actifs. L’unité antiterroriste du Ministère de l’Intérieur a identifié 344 détenus qui sont suivis après avoir été identifiés comme ayant commis ou étant suspectés d’avoir commis des actes terroristes. Parmi eux figurent 240 islamistes. Le potentiel de radicalisation de ceux qui étaient déjà en prison est resté stable depuis 2 ans et demi, et il est estimé à 15 %. Bref, "les foyers de radicalisation sont largement situés en dehors de la prison".

Mais la détection des détenus et anciens détenus radicalisés dans la société pose problème, a encore expliqué Christiane Taubira. Les critères traditionnels – comportement, religiosité, rapport à l’autorité - ne sont "plus actuels", car le détenu radicalisé mise sur la dissimulation, évite les signes d’identification, n’endoctrine pas massivement, mais s’occupe de deux à trois codétenus seulement.  Il faut donc trouver de nouveaux moyens de détection.

Pour la ministre française, il faut sanctionner, mais surtout prévenir et assécher le terreau de recrutement, en France en mettant en valeur le vivre ensemble sur base de la laïcité qui n’impose pas un interdit des religions, mais permet de "faire société ensemble" tout en préservant les libertés publiques. Et surtout, a-t-elle conclu, la coopération dans l’UE "aide profondément".

"Il n’y a pas de profil-type chez les nouveaux terroristes"

Koen Geens, le ministre belge de la Justice, a évoqué les grands incidents récents qui ont marqué son pays. Les combattants étrangers de retour impliqués dans des attaques sont un "nouvel aspect". La surveillance dans le pays a été accrue. Les enquêtes doivent devenir plus efficaces. Le terrorisme doit être sanctionné fermement, mais dire que la répression et la prison seraient la seule réponse lui semble être trop simpliste. Des "programmes de dé-radicalisation" sont sur le point d’être lancés en Belgique. Il lui semble important de pouvoir compter sur l’expertise des spécialistes de l’Internet, que les Européens mettent ensemble leurs ressources et échangent leurs bonnes pratiques.

Gilles de Kerchove, le coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, a quant à lui expliqué que le nombre des combattants étrangers qui reviennent allait augmenter plus que prévu à cause de l’intervention russe. D’un autre côté, la même intervention incite des réfugiés tchétchènes dans l’UE, notamment en Autriche, à se rendre en Syrie pour combattre les Russes pour des raisons strictement politiques, a expliqué le ministre Wolfgang Brandstetter. Dans ce contexte, la plupart des Etats ne disposent pas de programmes de réhabilitation qui sont entre autres aussi destinés aux combattants étrangers pour lesquels il n’est pas possible de prouver qu’ils ont du sang sur les mains. Pour Gilles de Kerchove, il est par ailleurs difficile de reprocher aux Etats membres de réagir trop lentement, car il y a un nouveau défi après l’autre, le dernier étant le nombre de femmes, souvent des femmes très jeunes, qui se radicalisent.

Parmi les autres démarches que les ministres de différents Etats membres ont prônées, il a été question de réformes du droit pénal au niveau national, d’harmonisation des définitions des délits et des peines au niveau européen, mais aussi de la responsabilisation des entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui sont des vecteurs importants du discours d’incitation à la haine et de la radicalisation. Les ministres ont aussi évoqué la mise en œuvre du PNR européen, la coopération avec les Etats tiers, l’échange d’informations, le rôle d’Eurojust et d’Europol en matière de coordination dans le travail policier et judiciaire et de formation, notamment à travers le CIPOL. Ils ont aussi parlé de l’exploration du lien entre terrorisme et crime organisé, notamment quand il s’agit du trafic d’êtres humains dans les pays de transit des grands flux de migration actuels. Il a aussi été question d’une intervention de la Commission pour que les Etats membres augmentent les moyens budgétaires des autorités en charge des dossiers liés au terrorisme et aux combattants étrangers, ou du financement de projets de tolérance et de convivialité entre religions impliquant des jeunes.

Mais tous les représentants des Etats membres qui ont une plus grande expérience se sont accordés pour dire qu’il n’y a pas de profil-type chez les nouveaux terroristes, que la religion n’est pas toujours le seul motif, ou qu’elle peut cacher des motifs criminels ou antisociaux, qu’ils peuvent venir de milieux religieux musulmans, mais aussi être issus de familles catholiques ou athées, être des marginaux ou avoir eu un cursus brillant. D’où l’importance d’arriver à comprendre ce qui est transversal dans ces cas et d’impliquer des universitaires pour la recherche et les formations.

  • Mis à jour le 19-10-2015